Cinéma
La dignité de l’insoumission
« Ne pas avoir rien fait est déjà important pour justifier son existence. »
Dans Faire quelque chose (1), Vincent Goubet, cinéaste trentenaire, écoute trente-trois grands résistants, qui tous auraient pu prononcer ces mots de leur pair Raymond Lévy, et retrace le parcours de la Résistance en accompagnant ainsi ceux qui, en juin 1940, n’ont pas supporté l’humiliation de l’Occupation. Cela a commencé par une affiche arrachée, un tract distribué, un journal clandestin imprimé… Venant de tous les horizons politiques et de tous les milieux sociaux, des jeunes gens vont s’employer à « convaincre les Français de ne pas écouter Pétain », avant de passer à d’autres armes et à d’autres objectifs. Si, aujourd’hui, témoigner leur paraît « un devoir », c’est avant tout pour contribuer à ce que ne soit pas oublié le programme du Conseil national de la Résistance (CNR) quand « toutes les sensibilités politiques se sont mises d’accord pour rédiger un programme commun », comme l’explique Raymond Aubrac. Véritable base d’une République sociale, ce programme fut partiellement appliqué par le gouvernement provisoire du général de Gaulle ; il reste la fierté et la raison d’espérer de ceux qui ont « fait quelque chose ».
Dans L’Esprit de 45 (2), Ken Loach s’appuie, lui aussi, sur les témoignages de ceux qui ont participé à la mise en place de l’Etat-providence (welfare state), après la victoire travailliste aux élections britanniques de juillet 1945 : service national de santé, construction de logements, nationalisation des transports et de l’énergie. Ils savent qu’ils doivent ranimer la flamme presque éteinte par la contre-révolution libérale menée par Margaret Thatcher, « expliquer ce qu’était l’esprit de 1945 ». Ces six années « qui nous ont sorti d’une époque où la pauvreté régnait et la maladie sévissait », Loach en rend compte également grâce à des images d’archives, et l’ensemble permet de pleinement entendre l’affirmation d’un des participants : « Un jour, le rêve deviendra réalité et nous pourrons réellement contrôler notre vie. »
« Il faut raconter le monde pour pouvoir le changer. » René Vautier a 15 ans, quand il s’engage dans la lutte contre les nazis. A 20 ans, il part pour l’Afrique, y découvre le sort de la population, et livre avec Afrique 50 (3) un réquisitoire féroce contre le colonialisme. Pendant les dix-huit minutes de son pamphlet, il montre et nomme les crimes dont il fut témoin. « Ici, une enfant de 7 mois a été tuée, une balle française lui a fait sauter le crâne… Ici, du sang sur le mur, une femme enceinte est venue mourir, deux balles françaises… » Le futur auteur d’Avoir 20 ans dans les Aurès explique, dans le livre qui accompagne le DVD, comment il a pu, grâce à une longue chaîne de solidarité, sauver une partie de ses prises de vues et aboutir après bien des périls à leur montage : ce qui lui vaudra une condamnation à un an de prison… Son film, censuré pendant plus de cinquante ans, est à la fois une œuvre majeure et un témoignage unique.
Dans son marathon de quarante-sept films-entretiens, Penser critique. Kit de survie éthique et politique pour situations de crise(s) (4), Thomas Lacoste adopte le même dispositif minimaliste que Goubet et Loach, mais le réduit à sa forme ultime, celle d’un plan fixe sur l’intervenant, qui requiert une grande qualité d’écoute (5).
Justice, immigration, enseignement, luttes sociales sont au centre de ces entretiens, dont on retiendra particulièrement les interventions du sociologue Luc Boltanski, du philosophe Etienne Balibar et du juge Renaud Van Ruymbeke. Mais c’est le témoignage de Charles Piaget, ancien syndicaliste de Lip, qui constitue le cœur du projet. Pendant deux heures, ce dernier explique comment, en tâtonnant, en réfléchissant sur les combats menés, il a développé, avec ses camarades, des capacités de lutte qui les ont conduits en 1973 à refuser la fermeture de la manufacture horlogère à Besançon. Constater l’actuelle atonie sociale n’implique ni de renoncer ni de ne plus croire en l’action…
Philippe Person